FRAISEAU EXAGERE ! 1
Episode 1 : La visite chez le Pape et la fille de l'épicier.
On m’avait prévenu, Marc Fraiseau déjante grave. Mais les gens qui m’avaient dit ça étaient des « normatifs » . Voire pire : des normaliens. Et, Fraiseau lui était un artiste, un créatif, un aventurier de la vie et du verbe. Alors quelques écarts de langage ou de comportement n’étaient donc pas très inquiétants. J’avais même, je crois, été réconforté par ces avertissements. Une preuve de bonne santé. Fraiseau était toujours en pleine forme. Et pour moi c’était l’essentiel.
Je serais bien en peine de me remémorer qui m’avait présenté Fraiseau. D’ailleurs avait-on besoin de l’être. L’homme à la tête de patriarche et à la voix de baryton chantait à la terrasse des bistrots du Quartier Latin. Bon vivant. Amateur de bonne chère et de jeunes filles en fleur, il payait des coups ou s’en faisait payer à qui voulait l’entendre. Un auteur-compositeur-interprète à l’ancienne. Un « rive-gauchard ». Des textes bien articulés (et souvent interminables) posés sur des accords simples. Je l’avais accompagné de quelquefois à la flûte ou au violon au gré des rencontres. Accompagné et souvent raccompagné. Car les fins de soirées étaient souvent nimbées de vapeurs éthyliques. Arrivé chez lui Fraiseau, une fois sur deux nous demandait si l’on aimait les œufs en meurettes. Les œufs en meurettes, vieille recette bourguignonne demandaient un tour de main assuré. Mais chez Fraiseau cela consistait à arroser abondamment une omelette classique en cours de cuisson d’un bon verre de rouge qui tâche et de bien remuer. Le résultat était une espèce de bouse violette peu ragoutante mais qu’une cuillérée de harissa avait vite fait de faire ressembler à un dégueulis d’ivrogne syphilitique. Une épreuve initiatique pour rentrer dans le club des amis (d’un soir) de Marc Fraiseau.
Bien sûr, Fraiseau avait ses lubies et ses obsessions. Comme cette nuit où, ayant chanté dans une auberge bourgeoise de Barbizon, près de Fontainebleau, il décida de coucher sur place car ses jambes n’étaient plus en état de supporter le poids de la ventrée d’escargots bien arrosée qu’il s’était ingurgité dans les offices de l’établissement après son tour de chant.
La chambre où il s’était installé (il tenait toujours à le préciser lorsqu’il racontait cette histoire) était « rose comme une bonbonnière ». Est-ce que cette couleur a joué sur son inconscient ? Mystère ! Mais le lendemain, aux aurores, sa décision était murie.
- Les centrales nucléaires, ça ne peut plus durer ! Il faut que j’aille en parler au Pape !
Marc Fraiseau se lève alors, peigne son épaisse barbe blanche afin de donner plus de crédit à son message eschatologique, remballe sa guitare, quitte l’hôtel discrètement, probablement sans payer la note, met la clé de contact dans sa 2CV Citroën et sans même repasser chez lui, fait Barbizon-Rome d’une seule traite. Arrivé au Vatican, il se présente à la Porte de Bronze pour demander de toute urgence une audience au Souverain Pontife. Débouté, il tente de forcer le passage. Se fait courser par les gardes suisses. La sécurité Italienne intervient. Fraiseau se retrouve au trou. Sa voiture est embarquée à la fourrière. Libéré quelques jours plus tard, Marc zonera quelque temps autour de la Place Saint Pierre, espérant en vain trouver une entrée des artistes dans la Cité Pontificale pour aller chanter une ode anti-nucléaire à sa Sainteté Paul VI. Après quelques nouveaux démêlés avec la Justice Italienne et l’Ambassade de France, Fraiseau regagnera la mère Patrie en ramenant un fragment de la « véritable Pierre Philosophale ». No comment !
C’est je crois, peu après cette mésaventure, que Marc Fraiseau a "vendu" son appartement de la rue Albert à l’épicier tunisien d’en bas de chez lui. Après de longues tergiversations, certes. L’affaire a finalement été conclue car Fraiseau avait besoin d’argent frais pour s’engager dans des projets grandioses dont la nature changeait en fonction des conditions politico-météorologiques. Je pense que la vérité était beaucoup plus terre à terre. Mais là n’est pas l’essentiel.
Donc l’épicier de Fraiseau, nouveau propriétaire, tout heureux de sa nouvelle acquisition, prend possession des lieux pour y stocker ses surplus de spécialités orientales et en profite également pour y loger sa grande et belle fille ainée en âge d’être mariée et dont la maturité mérite à présent un confort plus douillet et une autonomie plus marquée. Autonomie toutefois très relative puisque les parents habitent désormais juste en dessous.
A peine un mois après cette transaction vaseuse, Fraiseau, préoccupé par des affaires plus intemporelles mais qui a néanmoins gardé un double des clés de son ancien appartement, entre, tout à fait naturellement dans ce qu’il considère être encore son bien. Au beau milieu de la nuit. Après un de ses tours de chants bien arrosés.
La fille de l’épicier réveillée par le barouf, hurle en voyant apparaitre l’homme à barbe blanche dans l’embrasure de la porte de sa chambre à coucher. Fraiseau, plutôt revigoré par cette présence féminine inattendue dans ce qui fut naguère sa couche, s’écroule sur ce lit joliment garni en saluant à sa manière la fille de l’épicier. « Grosse chaudasse, tu m’attendais, hein ? ». La jeune femme a juste de temps de fuir en petite tenue pour aller prévenir son père dans l’appartement du dessous. Le reste de la nuit n'est plus qu’une vague empoignade générale entre l’épicier revenu armé d’un couteau de boucherie, Fraiseau menaçant l’humanité entière et le Maghreb en particulier du péril atomique en se servant symboliquement de sa guitare comme bouclier et en entamant une de ses odes incantatoires contre le péril fasciste. Une bonne partie des voisins de l’immeuble réveillé par l’échauffourée a commencé à investir l’appartement pour séparer les belligérants avant qu’une délégation conséquente du commissariat de police du quartier à son tour n’essaye de trouver une explication rationnelle à cet imbroglio. Car bien sûr, il faut le préciser, le titre de propriété de l’épicier avait été totalement bidonné.
On n’oublie pas un tel personnage. Même réfugié au fond de lointaines garigues méditerranéennes. Mais je pensais que Fraiseau, lui au moins, m’aurait vidangé de sa mémoire déjà bien mal en point. La suite me prouva que non. Mais ceci est une autre histoire.